mercredi, avril 01, 2009

Incunabula Typographiae


Dans le cadre des mesures pour le patrimoine, la ministre de la
culture et de la communication, Christine Albanel, ayant, pour
l'occasion réuni la presse dans l'imposant scriptorium de l'abbaye de
Cluny, annonçait aujourd'hui avec Bruno Racine, président de la BnF,
le lancement du programme national de préservation analogique du
patrimoine immarcescible et encyclopédique de la République Française
(le PAPIER).



Notons que cette annonce, arrivant à la veille de l'examen du projet
de loi « Création et Internet » — toujours aussi controversé — sonne
comme un gage consenti à ses opposants pour apaiser l'esprit
querelleur qui caractérise les débats. L'annonce doit également être
replacée dans le contexte de la transformation du secrétariat à
l'économie numérique en secrétariat d'Etat chargé de la Prospective et
du Développement durable de l'écologie numérique, toujours sous
l'animation et la coordination de Nathalie Kosciusko-Morizet, qui
obtient ainsi un élargissement de ses responsabilités plus conforme à
son génie rural. (Le secrétariat déménage d'ailleurs dans un buron
aménagé du Causse Méjean avant l'hivernage ; tout l'ancien mobilier de
la rue Saint-Dominique est en vente sur priceminister.com à prix
cassé.)



Dans son introduction aux nouvelles mesures du plan PAPIER, Mme
Albanel repris à son compte les conclusions de la Commission présidée
par le sémioticien et linguiste Umbertout Eco sur l'avenir, somme
toute, très incertain du livre numérisé et du document numérique en
ligne. En substance, résumait le philosophe et écrivain dans un
volumen parcheminé remis à la Commission appropriée, « j'ai la mémoir'
électronique qui flanche, j'me souviens plus très bien » : la
multiplication des supports de stockage et leur durée de vie limitée
posent la question de la sauvegarde du savoir. Invoquant avec le
respect obséquieux qu'il exige le Principe de précaution, « la
France », indiquait la ministre, « ne pouvait laisser l'enjeu de la
lutte contre cette numérisation éphémère et cosmopolite de la mémoire
de l'humanité au sordide mercantilisme à courte vue des suppôts
californiens du libéralisme sauvage ! ».



Voilà, de la part de Mme Albanel, un soudain revirement de
sentiments. Le capitalisme qu'on ne saurait voir aujourd'hui avait
pourtant naguère encore ses entrées au ministère de la Culture. En
octobre 2007, la ministre n'avait-elle pas rencontré Mats Carduner de
Google France pour lui demander de « formuler prochainement ses
suggestions voire ses recommandations à l'attention du ministère de la
Culture et de la Communication pour augmenter la visibilité du
patrimoine culturel français » ? Le « Grenelle de l'Exception
culturelle » que l'on nous annonce incessamment permettra sans doute
une large confrontation des opinions sur la diffusion et la
préservation du patrimoine numérique de la République.



Car c''est évidemment au thème de la préservation que se rattachent
les premières mesures annoncées aujourd'hui par la ministre plus qu'à
celui de la diffusion (sur lequel le géant de Mountain View semble
porter une ombre lourde de menaces et de stock-options).



Le nouveau projet de loi PAPIER prévoit en effet que tout document
numérique en ligne accessible en France devra désormais être
converti au format analogique à des fins de préservation durable, sous
peine de sanctions — suivant le dispositif dit de « riposte
graduée », cette modification du droit français, que le monde entier
nous envie et dont l'objectif est de permettre la tenue de campagnes
de traque, d'avertissements et de répression de masse, ciblant les
internautes publiant sur Internet sans fournir de copie dûment
enregistrée, à leurs frais, sur « papier chiffon ».



Comme le remarquait le médiéviste et critique littéraire Umbertout Eco,
les incunables et les codex, qui ont traversé plus de cinq siècles,
restent aujourd'hui lisibles alors qu'il est pratiquement impossible
de relire les premiers courriers électroniques, pourtant à peine
trentenaires. (Ne parlons pas des bandes magnétiques et autres floppy
disks
qui ont pavé l'avènement de la micro-informatique populaire.)



En liaison avec les Pôles de compétitivité Techtera et UP-tex de la
filière textile, le ministère débloque un budget conséquent pour la
restauration des filières de production de papier « pur chiffon »,
seul support analogique présentant une résistance éprouvée au passage
du temps. « De plus », ajoute la ministre, « le coût du lecteur
optique pour ce support, le Lecteur Optique Bifocal de Support
Analogique
ou lunettes, est habituellement remboursé par les mutuelles
et pèsera donc peu dans l'économie globale des mesures PAPIER ». Les
communes de Rives, en Isère, d'Arches dans les Vosges et d'Ambert dans
le Puy-de-Dôme, sont inscrites au Registre national des Paperassopoles
technologiques à vocation mondiale. Elles seront rasées et
intégralement transférées, avec leurs habitants en costume
Renaissance, sur le site parisien de l'Imprimerie Nationale racheté
par l'Etat pour 377 millions d'euros, en 2007, au fonds Carlyle qui
l'avait acquis en 2005 auprès du même Etat pour 85 millions.



Seconde mesure phare du projet de loi PAPIER, la préservation
analogique du patrimoine numérique, présentée comme la première étape
du programme plus ambitieux « *Incunabula Typographiae: le Web
Incunable* ». Il s'agit tout simplement d'étendre la conservation
légale sous forme incunable (et au format CODEXML) à tout document
publié sur le Web quelle que soit sa forme et son origine. La réussite
de cette patriotique ambition repose évidemment, comme le note la
ministre dans son allocution, sur trois avancées majeures sociétales
et technologiques de la France :




  • La disponibilité de grandes zones rurales désertées, propices à
    l'archivage dans des conditions exceptionnelles des premiers 650
    milliers de tonnes que représenterait — d'après les estimations
    conservatrices du Ministère des Poids et Mesures — l'univers en
    ligne indexé par Google, Yahoo!, MSN et Ask au début 2009. La
    répartition des Conservatoires de l'Analogique s'inspire de Hadoop
    et a fait l'objet d'une communication de l'INRIA. En distribuant
    les incunables dans un réseau géographiquement réparti de
    conservatoires autonomes, on optimisera la gestion des pigeons
    voyageurs chargés de porter les requêtes des utilisateurs au
    Conservateur en chef de chaque établissement et de faire circuler
    les messages de synchronisation des catalogues entre les sites.


  • Une gestion « morale et juste » des droits d'auteurs qui contraste,
    dans la bouche du ministre, avec les « inacceptables conditions
    imposées par l'hégémonie des moteurs de recherche américains ». Le
    Ministère annonce la prochaine création de la Haute autorité des
    droits d'auteurs et droits analogues dérivés de l'analogique
    (l'allitérante Hadadada) qui maintiendra un Registre officiel des
    incunables (la Société des Ayant-droits Récupérant Ensemble les
    Commissions et Oboles Légitimes du Travail Encyclopédique, le
    SARECOLTE). Aux termes du projet de loi, les ayant-droits qui ne
    sont pas manifestés sous quinzaine à l'Hadadada seront réputés
    avoir abandonné au Conservatoire tous leurs droits, droits
    voisins, droits dérivés et autres. Le SARECOLTE, une organisation
    indépendante sur le modèle de la SACEM, sera le seul intermédiaire
    autorisé pour la redistribution des paiements reçus par le
    Conservatoire relativement à la consultation des incunables. En
    sens inverse, le SARECOLTE est le médiateur officiel entre le
    Conservatoire et les ayant-droits dans l'expression des niveaux
    d'accès qu'ils souhaitent autoriser à la forme analogique de leur
    oeuvre numérique. Les anciens dirigeants d'Eco-Emballage sont
    pressentis pour la direction de l'Hadadada et du SARECOLTE.


  • La valorisation, enfin, de la recherche industrielle française par
    le soutien du Fonds stratégique d'investissement à la PME
    Débeurdinoir, SA, dont les dirigeants, les employés et leur
    famille, leurs amis et parents, leurs vagues connaissances et tout
    leur carnet d'adresse sur Facebook, Copains d'avant et LinkedIn ont
    solennellement, et devant huissier assermenté, renoncé à leurs
    stock-options, bons de souscription d'actions à prix d'exercice
    cassé, bons de souscription de parts de créateurs d'entreprises,
    actions gratuites, actions de préférence, carried interest, soultes
    occultes, actions à dividendes prioritaires et mot compte triple,
    parachutes de tous ordres, golden shakehand et prêts d'honneur,
    green shoe et bonus de fin de semaine, de mois, de trimestre,
    d'année, de décennie, de siècle, de bienvenue, de départ, de
    retour, primes d'administrateur indépendant, d'administrateur sous
    influence, et abandonné à leurs leviers de buyout, véhicules de
    fonction, appartements de service, gardes du corps, à pied, à
    cheval et en voiture, ainsi qu'à leurs carve out, leurs comptes
    bancaires, à vue, rémunérés, numérotés, à l'étranger ou ailleurs,
    et, venus à résipiscence, ont volontairement rendus leur patrimoine
    acquis et à venir sous toute forme mobilière, immobilière ou autre
    quelle que soit la juridiction. D'ores et déjà la société
    Débeurdinoir, SA, s'engage, par ailleurs, aux meilleurs efforts
    pour relocaliser son siège social dans un des nombreux enfers
    fiscaux mis en place dans l'Hexagone par la loi TEPA amendée des
    derniers travaux du G20/Monotaxe-Unitaxe.



Rappelons que Debeurdinoir, SA, établie à La Gauffre, à proximité de
la frontière suisse, a été créée par des protes objecteurs de
conscience, en dissidence de 4DigitalBooks d'Ecublens. La société a le
monopole exclusif de l'Imprimante à incunable, fleuron des
nanotechnologies, nationales d'abord et, par métonymie,
européennes. Les brevets originaux couvrent la reconstitution
programmable du papier pur chiffon par « insertion de nanotubes de
nitrure de bore formant maillage de vergeures et de pontuseaux dans
un tamis absolument identique à celui reconstitué par examen
tomographique de l'épair de dix-sept volumes de référence choisis de
la Réserve des livres rares de la BnF ».



Le crédit impôt recherche, les brevets et un détachement du bataillon
de commandement et de soutien de la brigade de l'OTAN, stationné dans
le parking de l'entreprise, protègent également le procédé de foulage
électromécanique mis au point par la R&D de Débeurdinoir, SA. D'après
le document de base de la société, visé par l'AMF : « les quets sont
assemblés sous atmosphère contrôlée après croissance du flotre
hétéroépitaxique par la méthode Bridgman-Stockbarger ; la porse ainsi
constituée en bain humide est ultérieurement pressée et son foulage,
contrôlé par laser ultraviolet, est garanti égal et homogène ». Dans
la dernière étape, enfin, le document numérique est téléchargé du Web
et transcodé en CODEXML, un DTD dérivé de TEI adapté à la
reconstitution analogique des incunables (lettrines, rubriques,
enluminures, miniatures, lettres champies, caractères onciaux et
semi-onciaux, frontispices, cartouches et bandeaux). Il ne reste plus,
sous protection du détachement, qu'à charger les camions qui livrent
sous escorte militaire les incunables patrimoniaux aux cinq
Conservatoires enfouis de préservation nationale aujourd'hui actifs.



« Contrairement aux fermes de serveurs des datacenters », se félicite
le Ministre de l'environnement joint par vidéo-conférence à la buvette
de l'Assemblée, « qui contribuent massivement au réchauffement global,
dégagent des gaz à effet de serre, gaspillent de précieuses calories,
assèchent nos vignobles et nos nappes phréatiques et menacent
riverains et environnement, les cinq Conservatoires français
d'enfouissement durable, baptisés respectivement Colombier, Raisin,
Jésus, Coquille et Couronne sont exemplaires du Grenelle ! Santé !
Leur localisation reste confidentielle et leur organisation, bien
entendu, tenue secrète mais, assure le Ministre, « située sur le
territoire de la République française, hors d'atteinte de Google Earth ! ».



La question des droits d'auteurs, on le comprend du discours de la
Ministre, a été abordée sans hésitation dès la conception du
projet. Afin de couper court aux atermoiements qui menèrent en fin
d'année dernière à la jurisprudence Google Books, et plutôt que
d'adopter la position inique
illustrée par le formulaire Google de déclaration de droits, le
gouvernement dans l'expression d'une volonté irénique mais ferme
propose une nouvelle instance, la Hadadada — qui devrait travailler
en bonne intelligence avec la Hadopi, la Haca, la Halde, la Has et la
Hac, toutes aussi hautes et autoritaires — et l'organisation d'un
Registre publiquement accessible sous la responsabilité de la
SARECOLTE. Son nouveau portail est mis en place à l'URL :




https://www.internet-signalement.gouv.fr/PortailWeb/planets/Accueil!input.action



encourageant la dénonciation anonyme et citoyenne des malvenus qui
s'imagineraient publier en ligne sans délivrer de copie papier pur
chiffon aux services du Conservatoire, pour préservation.



Enfin, par décret, un nouveau concours de catégorie A de la fonction
publique est créé, portant sur les rangs et titres de Conservateur de
l'Analogique et de Curateur de l'Incunable (semblables, dans les
grandes lignes, à celles du concours de
Bibliothécaire d'Etat). Placées sous la direction de la nouvelle
Secrétaire d'Etat au PAPIER, Letizia Alvarez de Toledo, les premières
promotions de curateurs de l'incunable devraient trouver leur
affectation multi-séculaire en conservatoire enfoui de préservation
nationale dès le 1er avril 2010.



Seule ombre au tableau, l'opinion du philologue et grammairien Umbertout
Eco qui, interrogé ce matin sur le Nom.de.la.prose, rapporte le jugement
d'un ancien bibliothécaire aveugle de la Bibliothèque nationale de
Buenos Aires qui pourtant observait que : « cette vaste Bibliothèque
était inutile : il suffirait en dernier ressort d’un seul volume, de
format ordinaire, imprimé en corps neuf ou en corps dix, et comprenant
un nombre infini de feuilles infiniment minces. (Cavalieri, au
commencement du XVIIe siècle, voyait dans tout corps solide la
superposition d'un nombre infini de plans.) Le maniement de ce soyeux
vademecum ne serait pas aisé : chaque feuille apparente se
dédoublerait en d'autres ; l’inconcevable page centrale n’aurait pas
d'envers. »



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